Tom Waits - Grand Rex 25 juillet 2008
Il y a très peu de moments dans une vie où l'on a conscience d'assister à quelque chose d'exceptionnel (en général on s'en rend compte uniqement avec le recul) mais le concert de Tom Waits au Grand Rex le 25 juillet dernier en fait partie.
Arrivée peu avant l'heure prévue (rien ne servait de courir, les places étant numérotées et nominatives), j'ai pu m'installer confortablement dans la mezzanine du Rex au beau milieu d'un troupeau de joyeux Européens survoltés. D'ailleurs, la proportion de Français dans la salle comme au bar devait être minime. Le grand Tom nous fit tout de même patienter pendant une bonne heure avant de daigner fouler la scène de ce qui ressemblait fort à un chapiteau de cirque, poussière et sable compris.
"Fouler" n'est en fait pas vraiment le bon mot ; "marteler" serait plus approprié. En effet, il marchait lourdement, frappant chacun de ses pieds au sol lentement, à la manière d'une autruche, ce qui soulevait de gros nuages de poussière et des salves d'applaudissements et de cris. Bizarrement, il battait aussi régulièrement des ailes, se tenait sur une jambe ou imitait le bec d'une autruche avec ses mains, surtout lorsque les fins de chansons approchaient. Vu de ma place, il semblait assez petit et perdu, seul au milieu de cette piste, mais dès qu'il ouvrit la bouche pour les premières notes de Lucinda, il reprit du poil de la bête et sa grandeur se révéla pleinement.
Evidemment, sa voix me prit aux tripes et à la gorge en quelques secondes et je pus constater en jetant un oeil à mes voisins bouche bée que cette espèce de paralysie musculaire que je ressentais à cet instant était partagée.
Le concert fut divisé en trois : trois ambiances, trois couleurs primaires, une pour chaque type de chanson. Il débuta donc par le jaune, réservé aux titres les plus rythmés et saccadés de la setlist de Tom Waits. Lorsque la lumière rouge apparaissait, il fallait se méfier, puisqu'elle était destinée aux titres les plus dispensables des deux heures et demie du show, généralement des ballades à la guitare ou des morceau folk un peu en dessous de la moyenne. Le bleu habillait quant à lui les morceaux au piano.

Assis devant ce dernier instrument, Tom Waits ponctua un enchaînement de quatre titres (dont You can Never Hold Back Spring et Tom Traubert's Blues) par de gentilles petites blagues assez réussies qu'il accompagnait de quelques notes égrenées au hasard dans un esprit très "piano bar". Le silence dans la salle n'était rompu que par des rires discrets des spectateurs qui ne voulaient pas en perdre une miette. En voici une dont je me souviens (la traduction est de moi, vous savez donc ce qu'il vous reste à faire en cas de réclamation) :
"La dernière fois que je suis venu à Paris, je me suis baigné dans un étang. Mes amis avaient pourtant tenté de m'en dissuader, vu la qualité de l'eau, mais je n'en ai fait qu'à ma tête. En rentrant chez moi, deux mois plus tard, je souffrais d'horribles maux de ventre qui me poussèrent à consulter mon médecin. Une fois dans son cabinet, il me dit :
- Monsieur Waits, j'ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer : vous avez trois grenouilles qui ont élu domicile dans votre abdomen.
- Quoi ?
- Si, je vous assure. Mais maintenant, c'est votre décision. Vous pouvez choisir de les garder ou non...
J'ai finalement choisi de les garder car je me suis attaché à elles avec le temps. Finalement, ce n'est pas tellement gênant, sauf quand les films que je regarde avec ma femme sont troublés par des coassements."
La voix de Tom Waits se module en fonction des situations. Il passe avec la plus grande aise des aboiements secs et rudes sur God's Away on Business ou Lie To Me, à une relative douceur de bluesman bourbonomane sur Johnsburg, Illinois (qu'il introduisit par : "This is for my Wife") ou Innocent When You Dream, qu'il fit reprendre en coeur par la foule émue, puis à une sorte de nasillement à la limite de l'audible lorsqu'il parle.
Je fus assez touchée par le potentiel sympathie et l'humour dont il fit preuve sur scène, que ce soit lorsqu'il nous racontait ses petites histoires drôles ou au moment où il joua la boule à facettes humaine avec son chapeau à paillettes sur Eyeball Kid après avoir fait semblant de lancer et rattraper en musique son oeil de verre imaginaire pendant quelques minutes.
Après un joli jeu de maracas sur "Hoist that Rag", Tom Waits nous offrit quelques chansons dont j'aurais pu me passer, personnellement (Lost at the Bottom of the World, Poor Edward ou Hang Down Your Head) avant de reprendre sa démarche d'autruche pour entonner les tout derniers titres et le grand final Make it Rain, qui, une fois n'est pas coutume, était pourtant placé sous la lumière rouge. Après un "Merci beaucoup" chaleureux et quelques courbettes, il quitta la scène.

Il attendit ensuite cinq longues minutes de standing ovation qui firent trembler le sol de la mezzanine (décidément, le public n'était pas uniquement parisien) avant de venir nous éblouir à nouveau avec une série de titres de chaque couleur qui s'achevèrent sur le très à la mode "Anywhere I Lay My Head".
Et Tom Waits repartit vers les coulisses sous les yeux pleins des paillettes de ce "Glitter and Doom Tour" des spectateurs charmés par ce récital de cabaret grandiose et dont les applaudissements semblaient ne jamais devoir s'arrêter (peut-être avaient-ils même réussi à oublier le prix exhorbitant des billets).
Pour ceux d'entre vous qui se demanderaient pourquoi je n'ai pas de film du concert et pourquoi j'ai si peu de photos, je tiens à dire que ce n'est pas faute d'avoir essayé, mais de gentilles personnes de la sécurité, armées de lampes torche aveuglantes se promenaient régulièrement dans les rangées pour dissuader quiconque de tenter de prendre ne serait-ce qu'un cliché de l'artiste. Il faudra donc se contenter de peu pour cette fois.
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